Magma

Un film de Cyprien Vial

19 mars 2025

ENTRETIEN AVEC CYPRIEN VIAL
PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE-CLAIRE CIEUTAT

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce film ?

À l’origine, c’est un souvenir d’enfance, au sommet de la Soufrière. Sous une pluie battante, dans la brume et parmi les vapeurs de soufre, j’ai eu la sensation d’être dépassé par quelque chose de bien plus grand que moi, d’être comme avalé par les éléments. C’était à la fois effrayant et galvanisant. Au départ, il y a l’envie de retrouver et d’explorer cette sensation d’intranquillité exaltante propre au territoire volcanique.
Mais le déclic est venu pendant le confinement, lorsque j’ai découvert le documentaire La Soufrière de Werner Herzog. En voyant les rues désertes qu’il filme dans la ville de Basse-Terre, j’ai été saisi par la résonance entre ce que nous étions en train de vivre et l’évacuation, en 1976, de tout le sud de l’île suite à un réveil volcanique. J’ai eu envie de comprendre ce qui s’était passé et j’ai décidé d’enquêter sur cette crise méconnue de l’histoire de la Guadeloupe.

Que s’est-il passé à l’époque et en quoi cela vous a-t-il inspiré ?

Une polémique entre deux scientifiques aux forts égos : Haroun Tazieff et Claude Allègre, a provoqué le déplacement de près de 75 000 personnes. Justifié au départ par le principe de précaution, ce déplacement massif a été maintenu de manière abusive pendant des mois, alors que les autorités avaient la preuve que le volcan s’était rendormi. Des milliers de déplacés n’ont jamais pu regagner leurs foyers, ni retrouver leur travail. Cette crise n’a pas fait de morts, mais elle a généré un désastre social dont l’île porte encore les stigmates et elle a contribué à générer méfiance et défiance envers les entités scientifiques et étatiques sur l’île.
Je me suis demandé ce qui pourrait se passer aujourd’hui si le volcan montrait des signes de réveil similaires et, tout en faisant sentir le poids de l’histoire de l’île, j’ai eu envie de proposer un récit plus optimiste, en mettant en scène un binôme de scientifiques capables de collaborer malgré leurs désaccords et leurs différences, une femme de 50 ans originaire de l’Hexagone et un jeune homme guadeloupéen. Le film s’émancipe donc de sa source d’inspiration pour raconter une sortie de crise plus glorieuse que celle de 76.

Il prend également ses distances avec les films « de volcan » traditionnels…

Oui, j’adore les films catastrophe hollywoodiens, mais j’ai eu envie d’évoquer une crise plus sourde. Cela m’intéressait que le magma demeure invisible et que le volcan ne soit pas traité comme un méchant, mais comme un être vivant complexe capable de réveiller et révéler les problématiques de l’île sans exploser.

Comment est né le personnage de Katia ?

Katia est inspirée par la figure tutélaire de Katia Krafft, volcanologue de terrain et photographe passionnée, grande amoureuse des volcans, connue pour les avoir arpentés avec son compagnon Maurice jusqu’à leur mort dans une nuée ardente. Pour inventer Katia Reiter, j’ai essayé d’imaginer la vie que Katia Krafft aurait pu mener si elle était née trente ans plus tard. Une vie sans Maurice, au plus près des volcans, avec moins d’aventures de terrain, mais plus de responsabilités au sein de la hiérarchie scientifique. Comme Katia Krafft, Katia aime toucher et sentir la roche, collectionner la matière, et garder une trace de ses explorations.
Pendant le confinement, j’ai aussi été marqué par plusieurs femmes infectiologues qui tenaient un discours concret, mais qui ne pouvaient pas fonctionner sur le même timing que les politiques et citoyens avides de solutions. Leur position délicate, entre aptitude et impuissance, m’a touché. Elles aussi ont inspiré le parcours de Katia. Celui d’une femme passionnée et compétente, qui peine à suivre le rythme d’une crise et les attentes des dirigeants comme de la population. Une femme à laquelle la crise fait presque perdre pied, mais qui tient bon et en sort grandie.

Le film peut-il dès lors être qualifié de récit d’apprentissage ?

Oui, Magma met en scène une héroïne de 50 ans confrontée à une situation inédite pour elle, qu’elle apprend à gérer avec modestie. Katia doit accepter qu’elle ne peut pas piloter cette situation toute seule. C’est en collaborant et en acceptant qu’Aimé puisse être le héros de cette histoire qu’une issue à la crise devient possible. J’ai donc envisagé le film comme un double récit d’apprentissage, car Aimé connaît de son côté une trajectoire d’affirmation.

Comment le personnage d’Aimé est-il né ? Et comment définiriez-vous son lien à Katia ?

Avec Aimé, j’ai eu envie d’offrir une interprétation moderne de la figure du héros guadeloupéen, ce fier guerrier. Aimé est respectueux de la hiérarchie, mais lorsque l’avenir de son île est en jeu, sa fierté s’exprime de manière puissante. Son appartenance au territoire est la clé de la résolution finale.
J’ai aussi souhaité qu’Aimé soit l’ambassadeur de la balbutiante évolution des profils au sein de la volcanologie française. Aujourd’hui, la totalité des chercheurs de l’Observatoire de Guadeloupe vient de l’Hexagone ou de pays étrangers, mais un premier ingénieur d'origine guadeloupéenne a été recruté il y a peu et des jeunes nés dans la Caraïbe commencent à faire des doctorats qui leur permettront peut-être d’accéder à des postes à responsabilités.
Le lien entre Katia et Aimé relève du mentorat. À sens unique au départ, la transmission se met à opérer dans les deux sens pour devenir collaboration et passage de relai en fin de film.

Katia semble vivre pour son travail...

Son travail la nourrit pleinement, c’est pour cela que je ne lui ai pas imaginé de vie amoureuse ou familiale très structurée en dehors. J’avais envie de centrer le film sur l’événement scientifique et sur la gestion de crise, de faire un film de coulisses qui permette au spectateur de découvrir une situation rarement montrée, dans le rythme de ce réveil éruptif. Je souhaitais que le film soit tendu, ce qui laissait peu de place à des considérations sentimentales. Il m’importait plus de faire cheminer Katia de ce rôle de « sauveuse blanche » qu’elle s’octroie – en voulant, par exemple, à tout prix s’occuper de la famille d’Aimé, qui ne lui a rien demandé – à une position de juste retrait.

Le titre Magma est synonyme de plusieurs hors-champs…

Le magma est d’abord une matière qui menace de monter et qu’on ne voit pas. Les scientifiques disposent de toute une imagerie pour tenter de le localiser, mais le fait qu’ils ne soient pas capables d’y parvenir parfaitement en temps réel génère une tension. Katia est aussi habitée par un magma intérieur perturbant. La pression qu’elle subit la déstabilise et je voulais qu’on puisse se demander par moments si elle ne se trompe pas, si elle ne déraille pas. Enfin, un troisième magma, celui de la tension sociale, est lui aussi réveillé par les événements.
J’ai envisagé ces trois magmas comme autant de foyers de tension, que j’ai souhaité agiter conjointement, de manière que le spectateur se demande lequel allait finir par faire irruption en premier

Comment vous est venue la séquence de l’abri, qui joue elle aussi avec le hors-champ et revêt un aspect allégorique ?

Je voulais que cette séquence de résolution de l’intrigue scientifique confine à l’abstraction. Je l’ai imaginée comme une scène de passation presque primitive, où le son est notre seul point d’appui. Depuis les coulisses du volcan dont on écoute le cœur battant, la séquence chemine vers le plaisir de la découverte. J’avais envie d’offrir au spectateur la satisfaction de comprendre en même temps que les personnages et de manière très simple quelque chose de complexe, dans une forme de plaisir enfantin.
J’avais à cœur que la situation ne se résolve pas grâce à une machine. Malgré les technologies toujours plus performantes, il arrive encore que l’observation de terrain permette de comprendre précisément ce qui se joue à l’intérieur d’un volcan. J’ai souhaité que Katia et Aimé, tels des « pisteurs », appréhendent le volcan comme un être vivant qui parle et dont ils ne peuvent comprendre les mots qu’en tendant l’oreille de manière humble et attentive.

Comment avez-vous enquêté avant de vous lancer dans l’écriture de Magma ?

L’Institut Physique du Globe de Paris (IPGP) a accompagné mon travail d’enquête scientifique, en me permettant de rencontrer divers acteurs de la volcanologie française, qui m’ont conseillé en acceptant que l’aspect fictionnel puisse prendre le dessus. Audrey Michaud-Dubuy et Marina  Rosas-Carbajal, chercheuses en volcanologie spécialistes de la Soufrière et de la Montagne Pelée en Martinique, m’ont particulièrement aidé à construire un récit de réveil volcanique plausible et à en vulgariser l’aspect scientifique. Elles ont participé à toutes les étapes de fabrication du film. Je me suis également entretenu avec des volcanologues dirigeant des Observatoires pour évoquer leurs relations avec les autorités et les populations. Enfin, j’ai effectué des sorties terrain avec l’équipe de l’Observatoire de Guadeloupe, qui nous a aussi fourni du matériel et aidés à choisir des lieux de tournage adéquats sur la Soufrière.

Quelle image de la Guadeloupe avez-vous cherché à donner ?

On parle souvent de la Guadeloupe comme d’un territoire oublié de la République. C’est aussi une région que le cinéma a encore peu explorée. Le « sud Basse-Terre », où le film se passe presque intégralement, n’ayant quasiment jamais été filmé au cinéma, je me suis senti la responsabilité de donner à éprouver au mieux l’énergie puissante de cette terre caractérisée par la rencontre vibrante entre le volcan, la mer des Caraïbes et l’Océan Atlantique. La nature y est aussi nourricière que dangereuse. Les habitants du sud Basse-Terre ont des caractères de montagnards habitués aux épreuves. En plus des coupures d’eau et d’électricité, de la vie chère, des cyclones, les dangers volcaniques ne les empêchent pas de vivre dans une forme de sérénité qui impressionne.

Comment avez-vous fait pour entrer en immersion sur ce territoire ?

J’ai abordé l’île par deux biais : en arpentant la Soufrière et en allant à la rencontre de ses habitants. L’atmosphère générale du film est nourrie par mes rencontres avec des professeurs de lycée et d’université, des lycéens, des étudiants, un juge, des avocats, un sociologue, des journalistes, des pompiers, des artistes, d’anciens techniciens de l’Observatoire, des évacués de 1976, des préfets, des commerçants… et d’autres citoyens de tous âges et de tous horizons. Ensemble, nous avons échangé autour du volcan et de la vie dans la région.

Comment avez-vous composé votre casting ?

Marina Foïs s’est vite imposée pour le rôle de Katia. Elle me semblait très crédible en volcanologue. Marina semble terrienne et aérienne à la fois, comme son humour en témoigne, et je percevais chez elle un socle susceptible de structurer Katia de manière solide. Accepter de jouer ce rôle induisait de partir à l’aventure sans grand confort, il fallait un certain courage… En la découvrant dans As bestas, j’ai été impressionné de voir à quel point elle pouvait s’embarquer dans un projet sans coquetterie. Marina est habile pour jouer les parcours de personnages qui requièrent de l’humilité. Katia n’est pas toujours aimable, mais je sentais que Marina pourrait nous la faire aimer. Je me disais que la dimension politique du film était également susceptible de l’intéresser. Marina saisit tout très vite et questionne en permanence le travail et la mise en scène. Elle pense à tous les aspects du film et se montre aussi exigeante avec elle-même qu’avec les autres. C’est une partenaire de travail très stimulante.
Pour interpréter Aimé, je voulais travailler avec un comédien qui connaisse bien les Antilles. Théo a grandi en Martinique et connaît bien la Guadeloupe. Je l’avais vu et aimé dans des rôles très différents, laissant entendre qu’il était capable de se métamorphoser aisément. Pour Magma, j’ai eu envie de filmer cette nonchalance adolescente très attachante qu’on trouve encore chez lui, mais aussi de révéler une attitude plus forte, presque autoritaire, qui se dégage de lui. Je voulais également travailler avec un comédien physiquement très à l’aise en territoire naturel hostile. Il y a de la simplicité et de l’évidence dans le rapport qu’entretient Théo aux éléments. Il a beaucoup plus l’habitude d’être dans l’eau avec sa planche de surf, mais il s’est immédiatement épanoui en montagne. Dès le premier jour d’essais caméra, toute l’équipe a eu la sensation qu’il était chez lui sur la Soufrière.

Vous avez aussi dirigé des acteurs non professionnels…

Comme pour mon premier long-métrage Bébé tigre, j’ai cherché à ce que les acteurs du film soient le plus connectés possible au territoire et à ce qu’ils soient fiers de raconter leur île à travers le film. Travailler avec des personnes issues de la société civile pour des seconds rôles était pour moi une manière d’évoquer la Guadeloupe d’aujourd’hui telle qu’elle m’a surpris et ému.
J’ai procédé à un casting de terrain, par le biais de petites annonces affichées dans les rues ou postées sur les réseaux sociaux, nourri par mes rencontres « de recherche », ou par les repérages. Il m’est souvent arrivé de choisir pour des petits rôles des personnes vivant ou travaillant sur les décors que j’ai eu envie de filmer. C’est le cas du personnage de la mère d’Aimé, qui tient dans la vraie vie le restaurant de plage dans lequel son personnage travaille dans le film. Ou du couple de personnes âgées que Katia et Aimé décident de confiner plutôt que d’évacuer en début de film. C’est en repérant leur maison que je les ai rencontrés et que j’ai voulu les filmer chez eux.

Comment avez-vous pensé l’image du film ?

Avec le chef-opérateur Jacques Girault, nous nous sommes éloignés d’une image naturaliste pour chercher une image stylisée capable d’exprimer ce ressenti complexe qu’on peut éprouver lorsqu’on s’approche du volcan et qui fait lorgner le film du côté de la fable réaliste parfois. Des photographies de paysages de Bernard Plossu se sont imposées comme références. Granuleuses, vibrantes : le brouillard y est dense, les noirs y sont charbonneux et le vert intense… créant une ambiance intemporelle vaporeuse en phase avec ce dont on rêvait pour les séquences de volcan.
L’idée était aussi que le volcan, à défaut d’exploser, se répande ou « dévore » le sud de l’île d’un point de vue coloriel. Peu à peu, dans les décors comme dans les costumes, les verts, marrons et noirs du volcan gagnent le monde d’en bas, où les couleurs étaient jusque-là plus vives, voire criardes.
Au cadre, le film découd les scènes où le binôme Katia-Aimé se partage l’image pour cheminer vers la séquence de la grotte où Katia est filmée en gros plans.

Comment s’est organisé le travail de design sonore ?

Dans une logique proche de celle des couleurs, nous avons tenté de faire descendre les sons du volcan jusqu’à ses pieds. À mesure que le film avance, les événements sonores du monde « d’en bas » sont traités de manière de plus en plus éruptive et se gorgent d’éléments sonores de plus en plus organiques captés sur le volcan ou dans la nature. Le montage son se mêle par endroits à la musique originale, jusqu’à parfois faire corps avec elle.

À la musique, vous retrouvez Léonie Pernet, comme pour Bébé tigre…

La musique électro de Léonie me semblait pouvoir bien s’accorder au design sonore volcanique que j’imaginais. Je voulais que la musique originale évoque le magma intérieur de Katia, un magma mélancolique et lumineux à la fois. J’ai voulu marier le score électro de Léonie, qui n’est pas connecté au territoire guadeloupéen culturellement, au son du volcan lui-même et à des musiques pop guadeloupéennes plus ou moins récentes, que l’on entend sur l’île aujourd’hui.